Les nouveaux Italiens

Les nouveaux Italiens.
Une vague croissante d’immigrés déferle sur Genève. Ils sont jeunes et hautement qualifiés

Luca Di Stefano (Tribune de Genève | Vendredi 16 mai 2014)

Luca Di Stefano Tribune de Genève - Vendredi 16 mai 2014, p. 20

Luca Di Stefano
Tribune de Genève – Vendredi 16 mai 2014, p. 20

Les clichés ont beau avoir la vie dure, l’image du rital chantant «lasciatemi cantare» appartient au passé. Et pourtant, les flux ne sont pas taris. En 2013, 1410 per- sonnes de nationalité italienne se sont installées dans le canton. Soit 25% de plus que l’année précédente. Au total, environ 45 000 personnes composent la communauté italienne (binationaux compris) à Genève. Seuls les Portugais et les Français sont plus nombreux. Dans une région qui compense son vieillissement par le solde migratoire, 7,9% de la population active est italienne, selon l’Office cantonal de la statistique (Ocstat).

Bientôt quadragénaire, diplômé universitaire, Riccardo Lampariello pourrait faire office de l’immigré transalpin type d’aujourd’hui. Ce Romain d’origine, employé d’une organisation internationale, préside Cultura Italia, l’association qui rythme le quotidien des derniers arrivés et d’un nombre important d’italophiles. Lors du dernier sondage que le collectif a réalisé auprès d’un échantillon de 200 membres (sur un total de 2300), les caractéristiques du nouveau migrant ont émergé. «Il est qualifié, âgé entre 25 et 45 ans, et maîtrise au moins deux langues étrangères», explique Riccardo Lampariello. Andrea Bertozzi, consul général d’Italie à Genève depuis deux ans, confirme: «Il y a une nouvelle génération, bien différente de celle de l’après- guerre. Aujourd’hui on part moins à l’aventure.»

Ces nouveaux Italiens travaillent dans le secteur tertiaire. La finance et les organisations internationales sont leurs principaux employeurs. A lui seul, le CERN en emploie 300; 75% d’entre eux ont un niveau master et plus. «L’Italie est la deuxième nationalité la plus représentée derrière la France», informe une porte- parole de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire.

L’expression «nouvelle vague» semble donc opportune. Pour beaucoup, cet afflux serait la conséquence de l’austérité prônée par le gouvernement Monti (2011 à 2013). Si l’arrivée d’Italiens dans la Cité de Calvin a connu un pic dans les an- nées 60 (record en 1964, avec plus de 16 000 arrivées, mais le régime des saisonniers contraignait à rentrer durant les mois d’hiver), elle a progressivement baissé jusqu’au début des années 2000. Depuis, les courbes sont reparties à la hausse pour atteindre un solde migratoire (différence entre les entrées et les sorties) presque équivalent à celui de l’après-guerre. Une tendance renforcée par un phénomène récent, celui des travailleurs en quête de contrats temporaires (lire ci-contre).

La ressemblance entre ces deux vagues s’arrête là. Toni Ricciardi, historien de l’émigration récemment nommé à l’Université de Genève pour travailler sur les associations italiennes, appelle le phénomène migratoire moderne «la transnationalité par excellence». Selon lui, «au- jourd’hui, ce ne sont pas majoritairement des «bras» qui quittent le pays, mais ceux qu’on appelle les «cerveaux». Ils n’ont plus le projet de rentrer au pays et ont pleinement intégré l’idée de vivre à l’international. En ce sens, l’émigration d’au- jourd’hui ressemble à celle de la fin du XIXe siècle, quand de petits propriétaires terriens et des artisans qualifiés ont quitté massivement l’Italie.» Ainsi, la distinction entre les nouveaux et les anciens se précise. En témoigne également la région de provenance des derniers arrivés. Autre- fois, les travailleurs quittaient des régions méridionales; aujourd’hui, ils viennent du nord comme du sud.

En conséquence, la vie culturelle italienne à Genève brasse deux générations de migrants. D’un côté, les associations liées aux régions de provenance des immigrés (Sicile, Pouilles, Calabre, Emilie- Romagne, etc.) perdent des membres à mesure que le temps passe. En parallèle, «la nouvelle vague» devient un acteur majeur avec ses ciné-forums, apéros littéraires ou expositions d’art. «Nous cherchons à rajeunir l’offre culturelle et à aborder des thèmes contemporains, fait savoir le président de Cultura Italia. L’Italie d’aujourd’hui ne peut se limiter à Fellini et aux Vespa.» Le folklore des uns s’efface au profit d’une programmation plus pointue pour les autres. «Ce sont deux mondes qui ne se touchent pas», observe le consul. Pour l’association Cultura Italia, ce constat devient même un regret. «Nous souhaitons vraiment intégrer des immigrés de la première génération et leurs enfants», assure Riccardo Lampariello.

Au final, comment vit-on dans la Cité de Calvin lorsqu’on débarque d’Italie? Récemment, Valeria Dell’Orzo, une anthropologue sicilienne, a publié un article en guise de critique sévère de la ville. Elle évoque l’isolement de la population, notamment dans les quartiers populaires qui, à l’instar de Carouge, accueillaient une importante communauté italienne et portugaise. Ces lieux seraient devenus ceux de l’autoexclusion et de la pauvreté des échanges. La thèse est sans nuance: Genève, ville de gens seuls.
Riccardo Lampariello a bien sûr lu cet article. Comme bon nombre de ses compatriotes, il ne partage pas le constat. «Genève est peut-être une ville qui man- que parfois de spontanéité. Mais j’ai trouvé ici une vraie vie associative, des quartiers animés et des gens avec qui j’ai construit des amitiés profondes.»